La crise et ses dommages collatéraux sur la motivation au travail
Commençons par prendre un peu de recul afin d’observer les tendances profondes, économiques et sociétales, qui sont le terreau sur lequel croît le phénomène du désengagement en masse des salariés.
Le fait est que la société évolue, mais les entreprises ont du mal à prendre en compte certains nouveaux paradigmes pourtant majeurs pour établir une relation saine, motivante et productive avec leurs collaborateurs.
Une confiance en chute libre
Nous traversons une époque étrange et complexe : jamais la productivité des entreprises n’a été aussi élevée – elle continue même de progresser à taux constant – et paradoxalement jamais les revenus des employés n’ont autant stagné, voire régressé. Par conséquent, ces derniers ont le sentiment de ne pas obtenir la juste contrepartie de leur travail alors que, parallèlement, les différences entre les plus hauts et les plus bas salaires font le grand écart et les distributions de dividendes atteignent des niveaux égaux ou supérieurs à ce qu’ils étaient avant la crise… Chose que les collaborateurs traduisent comme un détournement de leur contribution aux gains de productivité. Difficile dans ces conditions de développer un sentiment d’appartenance et d’engagement vis-à-vis de l’entreprise pour laquelle ils travaillent…
La Harvard Business Review a récemment mené une étude analysant l’évolution, entre 1947 et 2010, des trois indicateurs que sont la productivité des entreprises, le pouvoir d’achat des ménages et le salaire moyen. Le résultat de cette analyse est extrêmement significatif : de 1947 à 1980 les trois courbes évoluent de manière similaire, en pleine croissance. Mais à partir de 1980, si la productivité continue à augmenter de manière régulière, le pouvoir d’achat des ménages et le salaire moyen commencent à stagner, sans jamais reprendre leur croissance jusqu’à aujourd’hui. De fait, les chercheurs identifient les années 1980 comme le moment clé de l’entrée en crise (crise pétrolière, changement des structures boursières et des accords commerciaux, impuissance des États à faire face), et on peut également l’identifier comme le début de la baisse de la motivation au travail.
Par ailleurs, la défiance continue de grandir à l’égard des politiques, qui ne sont plus crédibles dans la posture qu’ils occupaient autrefois en tant que garants de la régulation de ce type de dérèglements du système. En dépit de leurs promesses, les États peinent à entreprendre les réformes nécessaires et, surtout, à préserver le niveau de vie de la population et l’espoir de progrès social. En manque de visibilité sur son avenir personnel et professionnel, au bord du déclassement en dépit des efforts consentis, la population nourrit donc un sentiment de défiance et de rejet à l’égard de ceux qui sont en charge de la destinée de son pays et de ses entreprises. Cette crise de confiance envers les élites politiques et économiques est sans précédent.
La fin du contrat psychologique employeur-employé
Il fut un temps où il était normal, lorsque l’on était employé, d’aspirer à une relation avec l’entreprise qui offre protection, stabilité et potentiel de croissance. L’entreprise attendait en retour de l’employé qu’il donne le meilleur de lui-même pour assurer sa pérennité. Or, ce contrat psychologique est devenu de plus en plus précaire, jusqu’à être définitivement rompu : l’époque où l’on entrait à 18 ans dans une entreprise pour y gravir les échelons au fil de sa carrière est bel et bien révolue. Aujourd’hui aux États-Unis, 25 % des employés restent moins d’un an à un même poste et 50 % moins de 5 ans. En France, la protection des salariés étant très encadrée il est plus difficile pour les entreprises de s’en séparer, mais le résultat est identique : les entreprises proposent de plus en plus de CDD et de moins en moins de CDI, les durées de stages ou de périodes d’essai s’allongent démesurément.
L’horizon temporel dans le milieu professionnel est ainsi totalement bouleversé : non seulement on ne se projette plus dans la même entreprise pour une longue carrière (pour les jeunes générations, l’avenir professionnel se mesure sur une échelle de deux ans, alors que les anciennes générations se projetaient jusqu’à la retraite !), mais on a aussi conscience qu’une grande entreprise frappée par la crise peut fermer ses portes en quelques mois. En même temps, la durée de vie s’allonge et l’âge du départ à la retraite s’éloigne, données qui entrent en conflit avec la difficulté de conserver un emploi sur le long terme.
Dans certains secteurs, les progrès technologiques sont également anxiogènes, puisqu’ils font disparaître des pans entiers d’activité humaine : l’intelligence artificielle se développe et les machines se transforment en véritables robots qui peuvent remplacer les managers eux-mêmes, qui se sentaient jusque-là à l’abri de ce phénomène. D’après une étude de Carl B. Frey et Michael A. Osborne[1], 48 % des métiers seraient remplacés par des logiciels ou des robots d’ici à vingt ans… L’expérience menée par Deep Knowledge Ventures, une société de gestion de fonds à hauts risques relatifs aux biotechnologies et au vieillissement basée à Hong Kong, est significative : le patron de cette entreprise n’est autre qu’une intelligence programmée, répondant au nom de « Vital »[2]…
Quant à l’épuisement des ressources naturelles, devenu une préoccupation majeure de notre époque, il prédit également de grandes modifications dans le milieu du travail : changement des business models de certaines entreprises, impact sur les perspectives d’emploi des collaborateurs, etc.
Toutes classes sociales et toutes générations confondues, les gens vivent désormais dans la peur du futur, se questionnant sur le niveau de vie qu’ils pourront obtenir à la retraite, dans un sentiment d’insécurité qui les démotive profondément. Avoir un emploi ne garantit plus un niveau de vie constant, et encore moins évolutif. Les employés se trouvent dans une zone d’inconfort et donc de désengagement évident vis-à-vis de leurs employeurs.
Un besoin de justice sociale
Si de nombreuses entreprises retrouvent malgré tout leur santé d’avant la crise, cela ne se traduit que marginalement à l’échelle des individus. Les jeunes, traditionnels porteurs de dynamisme et d’espoir, connaissent un taux de chômage sans précédent, phénomène encore amplifié dans des pays comme la France où le chômage des jeunes a toujours été une réalité structurelle. Souvent sous-employés par rapport à leurs compétences et leur niveau d’études, les jeunes n’ont que peu d’illusions sur le monde du travail (combien de jeunes diplômés travaillent chez McDonalds en attendant de trouver un emploi en adéquation avec les études qu’ils ont menées ?). Quant aux plus anciens, ils sont les premiers à craindre le déclassement social et à faire face au risque de ne jamais retrouver un emploi de leur vie. Globalement, les – mauvais – chiffres du chômage s’enchaînent trimestre après trimestre, renforçant l’idée selon laquelle ni l’État ni l’entreprise n’apporteront de solution aux difficultés traversées.
À l’inverse, la pression grandit sans cesse sur ceux qui ont un emploi. Les concessions et les efforts à consentir pour relever l’entreprise et conserver son emploi, choses auxquelles s’ajoutent l’impact des nouvelles technologies sur le travail et l’avènement de la connectivité – donc de la disponibilité vingt-quatre heures sur vingt-quatre – ont amené les collaborateurs à un point de rupture. Le sentiment d’injustice va croissant, installant l’idée que les efforts sont toujours demandés aux mêmes et que les contreparties ne sont plus au rendez-vous. Les employés ne font plus confiance à leur entreprise et, pour certains, rentrent même dans une logique de « résistance active ». Ils répondent par un engagement moindre à ce qu’ils prennent pour du désintérêt, voire du dédain, à leur égard.
La crise est ainsi une réalité quotidienne qui a un impact majeur sur l’univers professionnel et le rapport qu’entretiennent les salariés avec leur entreprise. Il n’est désormais plus possible de « faire comme avant »…
[1] Carl Benedikt Frey & Michael A. Osborne, THE FUTURE OF EMPLOYMENT: HOW SUSCEPTIBLE ARE JOBS TO COMPUTERISATION?, September 2013, Oxford University
[2] http://humanoides.fr/2014/05/une-intelligence-artificielle-a-la-tete-dune-entreprise/